La mort s’institutionnalise. Selon l’Institut nation­al de la sta­tis­tique des études économiques (Insee), près de six décès sur dix ont lieu à l’hôpital et un sur dix en maisons de retraite, ces lieux médi­cal­isés et imper­son­nels. Les impérat­ifs admin­is­trat­ifs et légaux pren­nent le pas sur une tra­di­tion, la veil­lée funéraire. « Pour­tant, env­i­ron 20 % des défunts sont gardés à domi­cile avant leur dernier départ », rap­pelle Chris­t­ian de Cac­quer­ay, directeur du ser­vice catholique des funérailles de Paris.

La veil­lée funéraire est para­doxale­ment une forme de socia­bil­ité qui peut faciliter l’expérience du deuil. Ce rite ancré dans une sagesse anci­enne est pour­tant une pra­tique qui se perd en France. Aujourd’hui, le rap­port à la mort et les chem­ine­ments indi­vidu­els dans le deuil sont frag­men­tés selon les cul­tures religieuses, les régions, et les modes de vie. Pourquoi, en 2016, s’enfermer dans la même pièce qu’un défunt ?

Depuis les années 1980–1990, les funérar­i­ums, un ser­vice pub­lic des­tiné à l’accueil des corps défunts, pren­nent leur essor et pro­posent de nou­velles formes de veil­lées. La cham­bre funéraire des Batig­nolles (17e arrondisse­ment de Paris), qui reçoit plus de 2000 corps par an, est avec celle de Ménil­montant (11e arrondisse­ment de Paris) une des trois plus grandes struc­tures de ce type en France. Dix salons funéraires, de petites pièces au sobre mobili­er mar­ron clair peu­vent être louées, 90 euros les deux heures, ou 180 euros la journée. Aux Batig­nolles, les vis­ites cessent à 18 heures, mais d’autres struc­tures per­me­t­tent d’y pass­er la nuit. Le soci­o­logue Tan­guy Châ­tel con­sid­ère qu’il s’agit là de formes de veil­lées alternatives.

Le détache­ment devient un besoinChris­t­ian de Cac­quer­ay, directeur du ser­vice catholique des funérailles de Paris

« La dimen­sion tem­porelle est fon­da­men­tale, insiste Chris­t­ian de Cac­quer­ay. La veil­lée funéraire per­met une con­fronta­tion avec le défunt qui est une étape impor­tante du chem­ine­ment d’un deuil. Il n’est plus là mais je peux le voir. J’ai vu des cas, où après avoir passé du temps avec le corps du défunt, le détache­ment finit par devenir un besoin. »

Frédéric Nico­las, vice-prési­dent du syn­di­cat des thanato­prac­teurs (pro­fes­sion­nels chargé des soins du corps des défunts), con­sid­ère que cette pra­tique survit essen­tielle­ment en milieu rur­al, et dans cer­taines régions, comme le Sud-Ouest et la Bre­tagne. En ville, cette forme de rap­port à la mort est bien plus rare.

Pour com­pren­dre les formes de la veil­lée funéraire, Tan­guy Châ­tel dis­tingue la tra­di­tion de la reli­gion. « Mis à part dans le judaïsme, il n’y a pas de pre­scrip­tion théologique ou liturgique de la veil­lée, explique-t-il. Il s’agit plutôt d’un acte social, d’une oblig­a­tion morale. On veille le mort pour lui ren­dre hom­mage, autant que pour resser­rer les liens entre les vivants, famille et proches du défunt. »

Lau­rent Allouche pos­sède une entre­prise de pom­pes funèbres israélites depuis vingt-sept ans. Il témoigne de cette excep­tion religieuse : « Il est très fréquent que les gens ramè­nent le corps à la mai­son, c’est dans la reli­gion. On amène le défunt à la mai­son, on le dépose à terre, drapé d’un linceul, une bougie près de la tête, une aux pieds. Un rab­bin ou la com­mu­nauté du défunt réci­tent des prières. Seuls les athées revendiqués ne font pas cette veil­lée. »

Des codes dif­férents selon chaque religion

Dans les autres reli­gions, la veil­lée est loin d’être une pra­tique courante, et ses codes vari­ent. L’islam n’en prévoit pas dans ses textes, mais cer­tains musul­mans la pra­tiquent. Une minorité selon un employé de la Grande mosquée de Paris, chargé de la toi­lette funéraire, qui pré­cise qu’il s’agit d’une inno­va­tion qui sort de l’orthodoxie religieuse. Les protes­tants, eux, l’emploient davan­tage que les catholiques.

Tan­guy Châ­tel con­firme : « La mort induit tou­jours une rup­ture, une cas­sure. Les rites religieux ou les pra­tiques per­me­t­tent de mon­tr­er que les vivants, la famille notam­ment, sont abîmés par le décès, mais pas détru­its. Le corol­laire de la veil­lée, c’est le ban­quet, la renais­sance. Mais si on escamote la veil­lée, et qu’on ne garde que le ban­quet, le chem­ine­ment est par­tiel. » Aucune étude n’existe sur cette évo­lu­tion du deuil et ses con­séquences sur le rap­port à la mort. Tan­guy Châ­tel con­clut : « Les cul­tures se défont rapi­de­ment, mais elles met­tent du temps à se struc­tur­er. »

 

Crédit pho­to : © Inter­na­tion­al News Photos